Imaginez croquer dans un hamburger, savoureux et juteux, comme d’habitude. Et si vous appreniez qu’il avait été produit dans un laboratoire ? Seriez-vous dégoûté ? Ou peut-être curieux : “Est-ce vraiment possible ? Si oui, comment ? Devrais-je vraiment le manger ?”
La “viande cultivée”, “viande de culture” ou encore “viande in vitro” est un tissu animal produit en laboratoire et propre à la consommation humaine. On ne le trouve pas encore dans les rayons de nos supermarchés, mais plus de 70 compagnies à travers le monde ont à ce jour investi dans ce produit pour qu’il devienne disponible en grande distribution. Je me suis intéressée à ce sujet car, passionnée de nourriture, j’ai été séduite par l’idée de pouvoir manger de la viande en me passant de ses côtés négatifs. Pleine d’interrogations, je me suis renseignée sur ce sujet. Dans les lignes qui suivent, je vous invite à regarder de plus près les processus de culture de viande, ainsi que le produit lui-même, avec ses bénéfices et ses inconvénients. Bon appétit !
Comment cultiver de la viande ?
En un mot, l’idée derrière la culture de viande est de reproduire au sein d’un environnement contrôlé les processus physiologiques de production de muscle. La clé est d’utiliser des cellules souches de muscle strié squelettique, obtenues à partir d’un petit morceau de tissu prélevé sur un animal anesthésié. Ces cellules sont essentielles au maintien du tissu musculaire, et à sa régénération en cas de lésion, car elles sont capables de proliférer et de se différencier en nouvelles fibres musculaires. Brièvement, les cellules souches sont prélevées et placées dans un 'bioréacteur' qui reproduit les conditions de température et de teneur en oxygène d’un corps animal vivant. On y ajoute un milieu de culture qui apporte tous les nutriments et facteurs de croissance nécessaires à la prolifération et différenciation des cellules. Selon Mosa Meat, l’un des leaders du secteur, 0,5 gr. de viande prélevés (comportant 33 000 cellules musculaires) sont suffisants pour cultiver, en quelques semaines, près de mille milliards de cellules musculaires, qui se fusionneront en fibres musculaires longues de 0,3 mm. [1,2]. Celles-ci seront ensuite placées sur des échafaudages comestibles qui permettent un flux de nutriments adéquat et régissent la forme du produit pendant sa croissance. Dans certains cas, ces échafaudages sont construits en utilisant des techniques de bio-impression 3D similaires à celles utilisées pour produire des organes à transplanter. Ce processus général admet tout de même des variations en fonction de la compagnie qui le met en œuvre. Mais dans tous les cas, après un contrôle qualité final, la viande sera prête à cuire.
Quel est l’aspect du produit final ? Et son goût ?
Aujourd’hui, les technologies de culture de viande permettent d’obtenir un produit “simple”, ressemblant plutôt à un steak haché qu’à un bifteck. Le vrai muscle squelettique - avec ses fibres structurées, ses vaisseaux sanguins, ses nerfs et ses tissus connectifs et adipeux - reste un modèle trop complexe pour être reproduit à l’identique in vitro. Cependant, une large gamme de produits pourrait bientôt voir le jour : steaks hachés de boeuf, nuggets au poulet ou au poisson, foie gras, saucisses de porc, bacon et boulettes de viande, chips de crustacé ou poisson façon sashimi, tous créés dans des laboratoires. L’objectif de ces produits est de fournir au consommateur la même expérience sensorielle et les mêmes nutriments que la viande traditionnelle. Comparée aux substituts végétaux et fongiques, la viande cultivée promet de mieux préserver “l’empreinte moléculaire” du goût : en termes de protéines, elle contient l’actine et la myosine, comme n’importe quel tissu musculaire; en termes de gras, elle contient triglycérides et acides gras saturés et insaturés en proportions similaires à la viande conventionnelle [3]. Toutefois, s’agissant d’une nouvelle technologie, il est raisonnable de douter de sa capacité d’imiter à la perfection toute la complexité et la diversité d’aspects, goûts, arômes et textures de la viande. De plus, certains procédés remplacent les matières d’origine animale par des produits végétaux (pour construire les échafaudages comestibles, par exemple), ce qui peut impacter l’expérience gustative finale. D’un autre côté, des méthodes de cuisson et d’assaisonnement peuvent être employées pour mieux mimer la viande.
Pourquoi consommer de la viande de culture ?
Le premier argument est évident : pour éviter l’abattage intensif d’animaux en les retirant du cycle de production. Déjà en 1931, Winston Churchill s’était exprimé en faveur de cette technologie du futur : “Nous devons nous affranchir de l’absurdité d’élever un poulet entier pour n’en consommer que le blanc ou l’aile, en cultivant ces parties séparément dans des conditions propices.” Depuis, la consommation de viande dans le monde a augmenté d’un facteur supérieur à trois, à cause notamment d’une augmentation du pouvoir d’achat. De nos jours, environ 80 milliards d’animaux (surtout des poulets) sont abattus chaque année pour leur viande [4], alors que des entreprises telles que Mosa Meat (productrice de viande cultivée de boeuf) promettent de produire 80 mille steaks hachés à partir d’une seule biopsie [2]. De plus, la population mondiale devrait atteindre les 9 milliards d’ici 2050, faisant grimper la demande de nourriture globale de 70 % : un défi face à nos ressources limitées [1].
La viande de culture est avancée comme une alternative durable à l’élevage intensif, qui est l’industrie agroalimentaire avec le bilan le plus élevé d’impact environnemental et d’utilisation de ressources (terres, cultures et eau). La production de viande est aujourd’hui responsable d’environ 14 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, la plupart venant d’élevages de bovins – qui produisent du méthane dans leur tube digestif – suivis d’élevages de caprins, crevettes, porcs, puis de volailles [5]. De plus, l’élevage est une méthode peu efficiente pour transformer des ressources en calories et protéines : un bœuf ne convertit que 3 % des nutriments qu’il consomme en viande, tandis qu’un porc ou un poulet convertissent 9 et 17 %, respectivement [6]. A titre de comparaison, si nous utilisions ces terres pour cultiver des végétaux, nous pourrions nourrir 4 milliards de personnes en plus [7].
Cette technologie alimentaire innovante peut également répondre à certains problèmes de santé publique : en réduisant le risque de zoonoses (agents pathogènes franchissant la barrière d’espèces de l'animal à l'homme) dues à l'élevage intensif, en diminuant l'utilisation d'antibiotiques dans l'agriculture animale qui favorise le développement de résistances aux antibiotiques, ou encore en évitant la contamination fécale qui provoque des infections par des agents pathogènes tels que E. coli, Salmonella ou Campylobacter. A l'avenir, on pourrait également produire des viandes de culture plus saines sur le plan nutritionnel en diminuant la teneur en graisses saturées au profit de graisses insaturées, voire en les remplaçant par des oméga-3. Il serait également possible de modifier les cellules animales pour qu'elles expriment d'autres micronutriments (comme les vitamines) particulièrement bénéfiques pour la santé humaine [1].
Pourquoi éviter la viande de culture ?
La première critique concerne le fragile équilibre entre le bien-être des animaux et la rentabilité économique du processus actuel de production de viande de culture . En effet, ces industries peinent à proscrire l’utilisation de certains “ingrédients” d’origine animale qui sont très efficaces pour reproduire les conditions nécessaires à la croissance musculaire, mais impliquent une souffrance animale. Le composé le plus souvent mis en cause est le Sérum de Veau Foetal, qui contient l’ensemble des protéines et facteurs qui favorisent la croissance des cellules de divers animaux. Certaines entreprises leaders du secteur ont annoncé avoir contourné cet obstacle via des milieux de croissance alternatifs, mais avec des efficacités spécifiques aux types de cellules qu’elles cultivent [8]. Cependant, ces alternatives ne sont pas encore applicables à des procédés de production à échelle industrielle, notamment à cause du prix et de la disponibilité de certains de ces composants substituts. En 2013, le premier steak haché cultivé, dégusté sur les chaînes de la BBC, a coûté $300 000, du fait des procédés de sciences médicales nécessaires à sa production.
L’impact environnemental réduit de la viande cultivée est un autre sujet controversé. Si moins d’animaux et de surface arables sont nécessaires, la culture de viande reste tout de même très énergivore : pour les systèmes d’approvisionnement, de refroidissement et de production de milieux de culture, entre autres. Il n’y a pas de consensus dans les estimations des émissions liées à la culture de viande, mais sa durabilité dépendrait fortement de la mesure dans laquelle les énergies renouvelables sont utilisées le long du processus [1,9,10]. Il est aussi important de corréler le coût énergétique et l’impact écologique de chaque produit de viande cultivée avec celui de son pendant classique : alors que la culture de viande de boeuf apporterait des bénéfices significatifs (face à l’élevage de bovins), ces bénéfices peuvent être réduits pour d’autres cultures, comme celles de la viande de porc ou de volaille, qui ont un impact environnemental plus faible. Enfin, la viande cultivée pourrait ne pas être assez compétitive face aux alternatives végétales, dont les procédés de production sont moins chers et moins énergivores. On connaît des substituts végétariens qui ont réussi à mimer le coût de produits carnés [11].
Le dernier point d’inquiétude touche à la sécurité des produits, et plus particulièrement à la présence de résidus des milieux de culture dans la viande cultivée. Alors que plusieurs compagnies ont fait des efforts pour limiter (voire éliminer) l’utilisation d’antibiotiques et fongicides (utilisés pour préserver la stérilité du milieu) dans leur procédés, la législation sur l’utilisation d’hormones de croissance aujourd’hui proscrites dans l’élevage traditionnel dans plusieurs pays (dont les pays de l’Union Européenne) reste floue. De plus, une prolifération cellulaire accrue peut causer des anomalies génétiques, comme celles observées dans les cellules cancéreuses, et dont les conséquences n’ont pas été totalement élucidées [1]. Des questions similaires se posent quant à l’utilisation de modifications génétiques volontaires, visant par exemple à altérer la production de graisses.
Que mangerons-nous demain ?
La viande de culture se veut une alternative éthique, durable et accessible au consommateur lambda, mais elle fait face à nombreux défis. Entre 2020 et 2021, les investissements dans ce secteur ont plus que triplé (de $400 millions à $1,4 milliards) [12], mais il reste à savoir si et quand nous verrons de la viande cultivée dans nos supermarchés. A Singapour en 2020, un premier échelon a été gravi quand la National Food Agency a approuvé la vente en supermarché de viande cultivée de poulet de la marque Eat Just, Inc., qui peut maintenant être dégustée dans quelques restaurants de la ville. Afin d'adoucir la pente vers une production à échelle industrielle, certaines compagnies pourraient proposer des produits végétaux aromatisés à la viande de culture (plus facile à pourvoir en quantités réduites). Cette technologie pourra aussi servir de nourriture dans l’espace : l’Agence Spatiale Européenne étudie actuellement les possibilités de culture de viande là où la viande traditionnelle n’est pas accessible. Lors d’une expérience pilote en 2019, des cellules de muscle de bœuf cultivées par Aleph Farms ont été multipliées avec succès à la Station Spatiale Internationale sur un petit échafaudage.
Dans tous les cas, le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a reconnu toutes sources alternatives de protéines, dont la viande de culture, comme potentielles mesures pour ralentir le changement climatique. En quelque mots, les conditions actuelles nous pousseront peut-être à revoir intégralement notre système de production de nourriture dans les prochaines années. Cela ne passera pas par l’éradication totale des pratiques d’élevage traditionnelles, mais plutôt par le développement d’un marché parallèle et compétitif, capable d’un impact significatif.
Ainsi, je vous pose la question, cher lecteur : quand vous serez face à un steak cultivé… le croquerez-vous ?
Références
1. Chriki, S., & Hocquette, J. F. (2020). The Myth of Cultured Meat: A Review. Frontiers in Nutrition, 7. https://doi.org/10.3389/fnut.2020.00007
2. Growing Beef. (2020). Mosa Meat. https://mosameat.com/growing-beef
3. Paul-Gera, K. (2021, September 17). How we make real meat. Mosa Meat. https://mosameat.com/blog/how-we-make-real-meat
4. Ritchie, H. (2017, August 25). Meat and Dairy Production. Our World in Data. https://ourworldindata.org/meat-production
5. Ritchie, H. (2020, January 15). Environmental Impacts of Food Production. Our World in Data. https://ourworldindata.org/environmental-impacts-of-food
6. Shepon, A., Eshel, G., Noor, E., & Milo, R. (2016). Energy and protein feed-to-food conversion efficiencies in the US and potential food security gains from dietary changes. Environmental Research Letters, 11(10), 105002. https://doi.org/10.1088/1748-9326/11/10/105002
7. Cassidy, E. S., West, P. C., Gerber, J. S., & Foley, J. A. (2013). Redefining agricultural yields: from tonnes to people nourished per hectare. Environmental Research Letters, 8(3), 034015. https://doi.org/10.1088/1748-9326/8/3/034015
8. Messmer, T., Klevernic, I., Furquim, C., Ovchinnikova, E., Dogan, A., Cruz, H., Post, M. J., & Flack, J. E. (2022). A serum-free media formulation for cultured meat production supports bovine satellite cell differentiation in the absence of serum starvation. Nature Food, 3(1), 74–85. https://doi.org/10.1038/s43016-021-00419-1
9. The Good Food Institute, Scharf, A., Breitmayer, E., & Carus, M. (2019). Review and gap-analysis of LCA-studies of cultured meat.
10. Cultivated meat LCA/TEA report analysis. (2021). The Good Food Institute. https://gfi.org/resource/cultivated-meat-lca-tea-report-analysis/
11. McDermott, A. (2021). Looking to “junk” food to design healthier options. Proceedings of the National Academy of Sciences, 118(41). https://doi.org/10.1073/pnas.2116665118
12. O’Donnell, M. (2022, April 14). Investment resources (2021) | Alternative protein startups | GFI. The Good Food Institute. https://gfi.org/investment/
Cet article a été révisé par Dr. Barbara Gayraud-Morel et édité par Kyrie Grasekamp. Traduit de l'anglais par Yann Aquino.
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